1.5.06

BALAI

La cloche a tinté plusieurs fois, elle n’a pas réalisé qu’elle tintait pour autre chose que pour tinter.
Le dimanche...
Elle a oublié que le cimetière fermait plus tôt. Le portail est cadenassé lorsqu’elle le rejoint. Elle songe à la poubelle de grillage branlant qu’elle pourrait encore traîner pour lui permettre d’escalader la grille, avant qu’un groupe d’adolescents vienne à son aide.

Entre les grilles noires, rejoindre le parc et les premiers jours chauds sur les pelouses, pierres dans la tête, pierres grises, pierres rouges, lettres et fins de phrases, brouillées par l’avance incomplète de la végétation ou raccourcies en une ligne, noms, dates, événement peut-être, morceaux de vies pas à recoller puisqu’ils se sont effacés comme ça sans qu’elle le sache, qu’ils se poursuivent ailleurs, des vies en suite qu’elle ignore et des phrases qui reviendront résumer des pierre. Elliptiques, elles répondent à ses propres phrases.

Le diner dans lequel elle s’était arrêtée est fermé. Elle s’installe sur une dernière terrasse au soleil. A la table à côté sa voisine attend un taxi dans lequel elle l’aidera à monter avec sa canne et son journal. Retrouver le monde.

Encore marcher, crépuscule clair, même chemin, que ça à faire sans consulter le plan et la soirée est trop lente pour ça, elle a ses repères, maisons, bouts de terrains, voie ferrée et le bruit du métro. La clôture de planches, les vases de fausse pierre du pépiniériste. Elle les découvre au fur et à mesure, avec curiosité, émerveillement. Elle sait qu’elle est sur la bonne route.
Plus loin, la rue descend, c’est là qu’il faut prendre, là, les bruits qu’elle a entendus en début d’après-midi, le brouhaha joyeux d’une fête au second étage, comme si on pouvait s’appuyer sur les fêtes comme sur un arbre, un magasin, une fin de mur.
Les voix accompagnent ses phrases décomposées, elle lève les yeux vers les rires au bord de la fenêtre. Elle les baisse et il est à quelques mètres devant elle, accompagne doucement sa machine à nettoyer d’une poussée légère, de temps à autre, à droite à gauche.

Elle avait envisagé l'hypothèse que le balai et le gilet fussent des faux. Empruntés. Pour de rire.
C'est ce qui l’avait entraînée.
Silhouette longue chevelue sombre vaguement, doucement, élégante, embrassée avec balai, trottoir, passants, étroitement devoir danser.
Bien sûr, ce n'est pas comme ça qu’elle se formulait les choses à ce moment là. A ce moment là c'était noir - gilet - fluo - cheveux - rouges - reflets / balai - cheveux - sourire - balai / poussière - anneaux - mes pieds - trottoir- soleil / passants - poussière - noir - pieds - de quoi s'agit-il ? / passants - balai - anneaux - regard / regard - balai - anneaux / reflets rouges - regard - balai.
Une peau couverte de toiles d’araignées.
Et le sentiment infime de sa non-appartenance au trottoir, organisant ce qui se déroulait sous ses pieds, peut-être même qu'il en était l'instigateur, dans un renversement soudain les pieds fonctionnaient sur les indications du balai, il en était le maître, de ces mouvements, qui ne lui permettaient pas pourtant de régner, sorte de non-place, décalage, déplacement, une errance du balai dans les pieds, une errance des pieds par le biais du balai, mais une errance qui s'installe, qui dure tant que dure le flot, ne s'interrompt pas avec lui, l'errance court avec le flot qui la découvre.
"Il faudra que je note ça".
Dans l'après-midi : "Il faudra que je note ça".
Futur.
Jusqu'à ce que ses pieds la conduisent à autre chose. Cette machine juste là le replace dans le monde de ceux qui passent.


La surprise avait été parfaite. Elle retrouvait quelques mètres plus bas devant elle la silhouette fluctuante qu’elle avait croisée dans la matinée de son arrivée, qui se confondait avec le mouvement du trottoir. La nuit avait été blanche ; elle était portée par la lumière tiède, par les pieds, les siens, ceux des passants, le trottoir, par un mouvement qui la dépassait, dans lequel elle se laissait partager.

Peu de temps après son retour, elle ramasse sur le trottoir le polaroid piétiné d’un homme assis sur un banc avec un foulard noué sur le crâne. Elle compte le joindre au... dossier. Souvenir glissé entre les pieds sur le trottoir surgit intact avec toutes les émotions pas ramassées.
Puis elle voit l’homme de la photo assis sur ce même banc, quelques mètres plus loin.
Plus tard, elle dépose le polaroid sur un autre banc. D’avoir vu l’homme près de sa photo lui ôte l’envie d’en saisir plus, rien de plus que cet homme sur un banc, sur une photo.

M.T. Lewis