1.5.06

CLOWN OPERATOR

Ces deux clowns en grande tenue, avec nez rouge et collerette géante, godillots croquignolets et bretelles en élastique à bungy, se battant à grands coups de mandales devant l’entrée du Monoprix, c’était d’un effet déplorable et triste à souhait, tout en donnant une folle envie de se tordre de rire. Un peu plus loin, des musiciens de jazz qui jouaient depuis dix minutes devant un café à la terrasse prometteuse, restaient penauds, instruments au chômage technique en bout de bras, tandis qu’un groupe d’étudiants qui distribuaient les tracts d’un tour opérator pour se faire un peu d’argent formait le premier rang d’un petit attroupement qui assistait au spectacle. Un enfant courait en cercle pour essayer de rattraper les nez rouges qui avaient valdingués, sous l’œil affolé de sa mère qui tâchait de le rattraper. Si j’arrivais à faire un peu bouger ces clowns, ils feraient de bons passants pour mon histoire, mais pas possible de les délocaliser, chacun veut rester devant ce Monoprix pour taper les bourgeois en séduisant leurs mioches, et voilà que finalement c’est une estafette de la police qui me les embarque, si j’ose dire, en grandes pompes, quoique sans tambours ni trompettes. Deux clowns multicolores qui se flanquent une trempe, y’a rien de tel pour vous casser l’ambiance. Du coup, je me rabats sur le souvenir de cette fille vêtue en gitane, longs cheveux châtains cascadant sur ses grandes boucles d’oreilles, et tombant jusqu’aux reins qu’elle a ceints d’un châle en résille de grosse laine noire, marchant en tongs de caoutchouc sur le boulevard de Clichy. Elle portait un sparadrap au coin des orteils et se déhanchait comme la Carmen de Mérimée dans sa jupe terre de Sienne trahissant à chaque pas une cheville tatouée. J’allais la suivre illico jusqu’au bout du monde, et lui emboîtai le pas, qui allait par bonheur dans ma direction. Quelle chance, pensai-je, tomber pile sur la Madone du boulevard, celle qui fume crânement la cigarette qu’elle tient au bout des doigts, modèle Humphrey Bogart, et dont elle jette soudain le mégot sur la chaussée, d’un geste sec. La passante idéale. Mais la voilà qui disparaît brusquement, entrée des artistes au Moulin Rouge. Ô destin cruel, y’a plus ma danseuse, vite je regarde l’heure. 19 moins deux pile. Le temps qu’elle se change, qu’elle danse, qu’elle se rhabille, il sera quoi ? une heure du matin, peut être. Et c’est l’heure à laquelle je suis revenu l’attendre. Bon sang, il y avait des touristes partout, et des machos qui débarquaient en BMW décapotable de leur banlieue pour faire la bise aux videurs de la Loco et entrer gratis sans faire la queue. J’ai attendu à quelque distance, moitié aux aguets, moitié rêvant à ma passante, devenue danseuse entre temps. Plus toc baudelairien tu meurs sur le champ. Il y avait un de ces mondes sur cette place, j’y croyais pas, vu l’heure. Des bus, des voitures, des taxis, des groupes, des esseulés, des femmes, des hommes, des mixtes, et même un véhicule spécial pour récupérer les Petits Chevaux du Moulin. Bref il était deux heures et demie, à présent, le monde entier gravitait autour de la Place Blanche, sauf l’absente qui ne passait plus, et je commençais à m’ennuyer ferme. Mauvais plan Carmen. Ça m’aurait bien distrait l’œil de voir deux clowns se mettre une pilée, juste avant de rentrer dormir. Ou peut-être encore les observer se poursuivre sur le trottoir d’en face, et deviner leurs ombres projetées par les grands réverbères sur les murs de la rue Lepic, glissant vers les hauteurs du passé de Montmartre. Mais il n’en fut rien. La nuit se vida de ses passants nocturnes et s’emplit à mesure des passants du jour, les uns bâillant à la lune et les autres au soleil, et je me suis mêlé à eux sans savoir quel camp choisir. Quelle importance, après tout, puisque l’instant d’après j’avais disparu à mon tour !

Max Marcuzzi