1.5.06

ATTENTION, PASSANTS !


Voici les textes de la première semaine. L'expérience continue : pour accéder à la seconde proposition du labo, cliquez ici !

CIEL VERT

Le passant s'essoufflait à remonter la rue Olivier de Serres. Il cherchait à rejoindre le tramway qui longeait le Boulevard des Maréchaux. Mais il était un peu en avance. Le chantier n'était pas encore terminé. Il contempla la coulée de gazon qui dissimulait les rails. Il éprouva l'envie de s'étendre dessus et d'admirer le ciel d'un vert trop acide pour être naturel. Mais une vieille femme, engoncée dans un long manteau, l'en empêcha. "Attention au tram!" s'écria-t-elle d'une voix revêche. "Aucun risque, répliqua-t-il, il ne passe pas encore!" "Qu'est-ce que vous en savez?" répondit-elle en lui faisant un pied de nez. "De toute façon, c'est une belle journée pour mourir, non?" plaisanta-t-il. "Oh, il y a longtemps que je suis morte!" murmura la vieille femme. "Moi aussi, et je m'en réjouis!" "Alors, on s'en fiche comme de l'an quarante du tram, n'est-ce pas?" s'exclama la vieille femme en lui tirant la langue. "Donnez-moi le bras, je vais vous aider à traverser, madame..." proposa-t-il galamment. "Dormez sur le gazon, et laissez-moi en paix!" grommela-t-elle. "Comme il vous plaira!" répondit-il en s'allongeant sur la coulée d'herbe. La vieille femme fit mine de s'éloigner. Puis elle revint sur ses pas. "Je déteste les chiures de mouche et les fientes de pigeon!" dit-elle soudain à l'oreille de l'homme. "Le monde est un cloaque!" s'écria-t-il à l'adresse du ciel qui verdissait de plus en plus. "C'est aussi un charnier!" ajouta la vieille femme en grinçant des dents. Le passant n'eut pas le loisir d'approuver. Un tramway, lancé à pleine vitesse, le coupa en deux à la taille. "Je vous avais bien dit de faire attention!" jubila la vieille femme en déployant son manteau. Elle s'envola au-dessus des immeubles. Le ciel vira au noir, des éclairs jaillirent des rails. Paris n'existait plus.

François Teyssandier

Croisement de rues

La rue Pasteur vient s’écraser contre la rue de la Banque. Ecole primaire. Elle est là, comme chaque matin, avec son panneau stop et son gilet jaune. Elle se jette sous les roues des voitures pour les faire s’arrêter et que les gosses de l’école puissent traverser tranquilles. Ils l’appellent « la mongole », j’ai entendu plusieurs fois des gosses rire un peu plus loin en la montrant du doigt. Elle, pas finie faut bien l’admettre, porte sur le visage l’idée qu’elle sera toujours la demeurée du lot. La Direction de l'école, bien obligée de lui trouver quelque chose à faire, l'oblige à rester plantée à ce carrefour, sous le cagnard, la pluie, la neige, quelque soit le degré de difficulté à se tenir debout, avec en tête les ordres qu’on lui a donnés, « arrêter les voitures pour que les enfants puissent traverser ». Elle brandit sa pancarte rouge comme un sceptre qui lui donne autorité, ne réalise pas que c'est son corps sur la route qui oblige au freinage. J’en profite chaque fois pour me glisser dans le flot des marmots qui traverse rapidement la route, et dont elle connaît chacune des têtes, chacun des prénoms. Elle se balance inlassablement sous les roues à s’en faire insulter, sans vraiment mesurer le risque pour elle de croiser le chemin de conducteurs jamais bien réveillés. Souvent ça crie « connasse ! », par peur de l’avoir vu surgir si vite, d’avoir faillit la renverser. Elle s’en moque, elle sourit, n’a pas les armes nécessaires, dit bonjour à chaque enfant en haussant la voix, pour les empêcher d’entendre ce qu’elle appelle les vilains mots. Son mental engourdi, comme une sorte de courage permanent qui englue les neurones, ne semble pas réaliser la dose d’abnégation dont elle use pour porter le quotidien. Et faut voir le respect que ça suscite chaque matin de la voir essayer quand même, malgré son handicap et ce que les autres font d’elle, d’explorer une belle vie, de vouloir sa place au soleil. Chaque jour elle se tient droite, fière d’accomplir un truc, et j’aime à la croiser, cette inconnue au gilet jaune. Je ne connais pas son nom, pour elle je ne fais que passer...

Antoine Dole

H. Rain


Un matin, jour de pluie, lumière grise, le soleil n’est pas loin. Le tramway traverse Hiroshima en suivant ses immenses avenues. Une voix enregistrée égraine le nom des stations... Atomic Bomb Dome… La version anglaise double la version japonaise. Tous les jours, plusieurs fois par jour, les usagers de cette ligne entendent ça lorsqu’ils approchent du parc du Mémorial. Une voix enregistrée élevée face à l’absence de spectacle. Même quand la pluie ne ruisselle pas sur les vitres, il n’y a rien à voir à Hiroshima. C’est la force particulière de cette ville. Mais il y a les passants, les plus âgés surtout, courbés sous leur parapluie, que l’on a envie d’arrêter pour leur demander de peupler cette absence, de donner corps à cette voix du tram. Pas de conducteur devant le tableau de commande étrangement désuet, une silhouette se profilant derrière les gouttes, comme une histoire de fantômes japonais. Il paraît que lorsque l’on demande aux jeunes japonais ce qu’évoque pour eux ce nom, une majorité répond Hiroshima carps, une équipe de base-ball. Hiroshima corpses, then… ?

Sophie Spandonis

H. SALARYMAN


Début d’après-midi, jour ensoleillé. Comme souvent, l’appareil prêt et pointé, j’attends que quelque chose advienne dans le viseur. En ville, c’est d’ordinaire un passant… Image cliché du Japon jusque dans le surgissement du salaryman en complet noir, figure type de notre imaginaire. Son visage est tourné vers la gauche, presque vers l’arrière. J’aime à penser qu’il garde un œil sur le passé. Le geste contredit la progression droite et volontaire, l’humanise, comme il humanise l’horizon bouché d’une architecture solide et massive. Légèreté et suspension du mouvement, la vie s’écoule là comme ailleurs, malgré la pesanteur…
Bizarrement H. Rain qui me semble, de toutes les photos que j’ai prises dans la ville, celle qui la résume le mieux, pourrait se situer n’importe où. Hiroshima est une ville moderne qui ressemble à toutes les autres, en même temps qu’elle est trop ordonnée, trop pensée, trop dégagée, trop chargée, trop vide, trop neuve, trop démonstrative, trop énigmatique. Excessive dans sa banalité. Aucun passant, pourtant, ne peut être banal à Hiroshima.

Sophie Spandonis

Filature

Suivre une inconnue dans la rue, sans raison. Drôle d'idée! me direz-vous. Ce jeu de hasard me tenait depuis plusieurs semaines, je ne m'en lassais pas.

Ce jour-là, je la croisais Rue du Chat qui Pêche. L'étroitesse de cette voie nous obligea à nous frôler de sorte que son parfum m'attrapa au passage pour me retenir près d'elle. Elle flottait, sublime, au-dessus de la foule. Durant une heure, j'oubliais toutes les autres.

A l'angle des rues Dauphine et Mazarine, elle se gratta négligemment le derrière.

Ce fut ma dernière filature.

Luc-Michel Fouassier

CORRESPONDANCES

Elle voulait prendre le métro. Ma grand-mère, 158 ans, n’avait jamais pris le métro de sa vie. On a commencé par un truc facile, une petite station près de chez elle, Alexandre Dumas. Pas trop de couloirs ni de changements. Ma grand-mère serrait très fort son sac contre giron, il datait des années 30 et c’était revenu à la mode. Elle avait peur qu’on lui pique. On a été jusqu’à Gare du Nord. Grand-mère a voulu descendre pour voir les horaires de train en direction de la mer. Je lui ai proposé la gare Saint-Lazare, plutôt, parce que la Normandie, y a les plages du débarquement, elle avait 96 ans quand les Américains ont débarqués. On a fait aussi la gare de l’Est tant qu’à faire, pour l’Alsace Lorraine. On a poursuivi par une dure, de station, Concorde. Plein de changements et de monde, de gens avec des cravates qui courent vite, même les femmes en tailleur-talon, elles font le marathon. On s’est paumé dans les couloirs et on a fait retour vers Nation. Sauf qu’on est arrivé à Dauphine et que grand-mère a voulu aller saluer une copine à elle qui bosse au bois, mais c’était un homme, la copine. Ma grand-mère ne le savait même pas. Tout change, elle a dit. On a repris le métro, il était tard. Direction Nation, on devait descendre à Alexandre Dumas. Mais arrivées à père Lachaise, la rame a stoppé net. La porte est restée ouverte et une dame en noir, très maigre, avec une bêche sur l’épaule est entrée. Ma grand-mère m’a dit que c’était une faux, pas une bêche, et elle a râlé, qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école les jeunes ? J’ai 85 ans, alors l’école… les lumières se sont brutalement éteintes, et quand elles se sont rallumées, j’ai vu que ma grand-mère avait disparu. La passante avec la faux, aussi. J’en ai finement déduis qu’elles étaient descendues à père Lachaise, Terminus.

Marie Chotek

Stop

Le cadre est tracé par la vitre d’un café, deux arbres maigres aux feuillages encore légers, et, au centre, un lampadaire, qui serait notre viseur, le point au croisement duquel, quand il passe, nous dirions stop. D’ici là, nous blanchirons ce fond, effacerons l’enseigne au Verger fleuri d’une petite épicerie-caverne aux étals rouges donnant sur le trottoir, essuierons la voiture de Gaz secours venue se garer devant nous et (c’est dans ce temple, dans ce poème que nous) l’attendrons. (Il est déjà en marche, sans doute, et sera peu le jouet du hasard tant à cette heure de midi les vies se dressent et se précipitent confiantes.) Mais attention (car le voilà !), car le voilà qui passe (bientôt déjà passé) (: jeune – 23 ans – raide piquet tee-shirt bleu au motif d’un haut-parleur et des ondes de son qu’il diffuse) raide et en arrière, à rebours de la pente du trottoir, comme une écriture d’enfant étrange (étrangement) penchée à gauche.

Moris Zita

BALAI

La cloche a tinté plusieurs fois, elle n’a pas réalisé qu’elle tintait pour autre chose que pour tinter.
Le dimanche...
Elle a oublié que le cimetière fermait plus tôt. Le portail est cadenassé lorsqu’elle le rejoint. Elle songe à la poubelle de grillage branlant qu’elle pourrait encore traîner pour lui permettre d’escalader la grille, avant qu’un groupe d’adolescents vienne à son aide.

Entre les grilles noires, rejoindre le parc et les premiers jours chauds sur les pelouses, pierres dans la tête, pierres grises, pierres rouges, lettres et fins de phrases, brouillées par l’avance incomplète de la végétation ou raccourcies en une ligne, noms, dates, événement peut-être, morceaux de vies pas à recoller puisqu’ils se sont effacés comme ça sans qu’elle le sache, qu’ils se poursuivent ailleurs, des vies en suite qu’elle ignore et des phrases qui reviendront résumer des pierre. Elliptiques, elles répondent à ses propres phrases.

Le diner dans lequel elle s’était arrêtée est fermé. Elle s’installe sur une dernière terrasse au soleil. A la table à côté sa voisine attend un taxi dans lequel elle l’aidera à monter avec sa canne et son journal. Retrouver le monde.

Encore marcher, crépuscule clair, même chemin, que ça à faire sans consulter le plan et la soirée est trop lente pour ça, elle a ses repères, maisons, bouts de terrains, voie ferrée et le bruit du métro. La clôture de planches, les vases de fausse pierre du pépiniériste. Elle les découvre au fur et à mesure, avec curiosité, émerveillement. Elle sait qu’elle est sur la bonne route.
Plus loin, la rue descend, c’est là qu’il faut prendre, là, les bruits qu’elle a entendus en début d’après-midi, le brouhaha joyeux d’une fête au second étage, comme si on pouvait s’appuyer sur les fêtes comme sur un arbre, un magasin, une fin de mur.
Les voix accompagnent ses phrases décomposées, elle lève les yeux vers les rires au bord de la fenêtre. Elle les baisse et il est à quelques mètres devant elle, accompagne doucement sa machine à nettoyer d’une poussée légère, de temps à autre, à droite à gauche.

Elle avait envisagé l'hypothèse que le balai et le gilet fussent des faux. Empruntés. Pour de rire.
C'est ce qui l’avait entraînée.
Silhouette longue chevelue sombre vaguement, doucement, élégante, embrassée avec balai, trottoir, passants, étroitement devoir danser.
Bien sûr, ce n'est pas comme ça qu’elle se formulait les choses à ce moment là. A ce moment là c'était noir - gilet - fluo - cheveux - rouges - reflets / balai - cheveux - sourire - balai / poussière - anneaux - mes pieds - trottoir- soleil / passants - poussière - noir - pieds - de quoi s'agit-il ? / passants - balai - anneaux - regard / regard - balai - anneaux / reflets rouges - regard - balai.
Une peau couverte de toiles d’araignées.
Et le sentiment infime de sa non-appartenance au trottoir, organisant ce qui se déroulait sous ses pieds, peut-être même qu'il en était l'instigateur, dans un renversement soudain les pieds fonctionnaient sur les indications du balai, il en était le maître, de ces mouvements, qui ne lui permettaient pas pourtant de régner, sorte de non-place, décalage, déplacement, une errance du balai dans les pieds, une errance des pieds par le biais du balai, mais une errance qui s'installe, qui dure tant que dure le flot, ne s'interrompt pas avec lui, l'errance court avec le flot qui la découvre.
"Il faudra que je note ça".
Dans l'après-midi : "Il faudra que je note ça".
Futur.
Jusqu'à ce que ses pieds la conduisent à autre chose. Cette machine juste là le replace dans le monde de ceux qui passent.


La surprise avait été parfaite. Elle retrouvait quelques mètres plus bas devant elle la silhouette fluctuante qu’elle avait croisée dans la matinée de son arrivée, qui se confondait avec le mouvement du trottoir. La nuit avait été blanche ; elle était portée par la lumière tiède, par les pieds, les siens, ceux des passants, le trottoir, par un mouvement qui la dépassait, dans lequel elle se laissait partager.

Peu de temps après son retour, elle ramasse sur le trottoir le polaroid piétiné d’un homme assis sur un banc avec un foulard noué sur le crâne. Elle compte le joindre au... dossier. Souvenir glissé entre les pieds sur le trottoir surgit intact avec toutes les émotions pas ramassées.
Puis elle voit l’homme de la photo assis sur ce même banc, quelques mètres plus loin.
Plus tard, elle dépose le polaroid sur un autre banc. D’avoir vu l’homme près de sa photo lui ôte l’envie d’en saisir plus, rien de plus que cet homme sur un banc, sur une photo.

M.T. Lewis

RESIDENCE BEL-AIR

Dans le jardin de la résidence Bel Air, un attelage tranquille tourne en rond. Dans la poussette, qui tressaute sur les gravillons, une petite fille est assise, emmitouflée dans un gros blouson, un bonnet blanc vissé sur la tête. C’est sa mère qui la pousse d’un pas régulier. A ses côtés, une main accrochée à son bras et l’autre appuyée sur une canne, une vieille dame l’accompagne. La jeune femme se tient bien droite, fière d’être le maillon central de la chaîne. Elles progressent lentement toutes les trois, comme insensibles au froid piquant de ce jour d’hiver. Elles poursuivent leur route sereinement, heureuses de partager un instant d’éternité, prêtes à rester en orbite dans l’allée extérieure du parc jusqu’à la fin des temps…

Catherine Daire

CLOWN OPERATOR

Ces deux clowns en grande tenue, avec nez rouge et collerette géante, godillots croquignolets et bretelles en élastique à bungy, se battant à grands coups de mandales devant l’entrée du Monoprix, c’était d’un effet déplorable et triste à souhait, tout en donnant une folle envie de se tordre de rire. Un peu plus loin, des musiciens de jazz qui jouaient depuis dix minutes devant un café à la terrasse prometteuse, restaient penauds, instruments au chômage technique en bout de bras, tandis qu’un groupe d’étudiants qui distribuaient les tracts d’un tour opérator pour se faire un peu d’argent formait le premier rang d’un petit attroupement qui assistait au spectacle. Un enfant courait en cercle pour essayer de rattraper les nez rouges qui avaient valdingués, sous l’œil affolé de sa mère qui tâchait de le rattraper. Si j’arrivais à faire un peu bouger ces clowns, ils feraient de bons passants pour mon histoire, mais pas possible de les délocaliser, chacun veut rester devant ce Monoprix pour taper les bourgeois en séduisant leurs mioches, et voilà que finalement c’est une estafette de la police qui me les embarque, si j’ose dire, en grandes pompes, quoique sans tambours ni trompettes. Deux clowns multicolores qui se flanquent une trempe, y’a rien de tel pour vous casser l’ambiance. Du coup, je me rabats sur le souvenir de cette fille vêtue en gitane, longs cheveux châtains cascadant sur ses grandes boucles d’oreilles, et tombant jusqu’aux reins qu’elle a ceints d’un châle en résille de grosse laine noire, marchant en tongs de caoutchouc sur le boulevard de Clichy. Elle portait un sparadrap au coin des orteils et se déhanchait comme la Carmen de Mérimée dans sa jupe terre de Sienne trahissant à chaque pas une cheville tatouée. J’allais la suivre illico jusqu’au bout du monde, et lui emboîtai le pas, qui allait par bonheur dans ma direction. Quelle chance, pensai-je, tomber pile sur la Madone du boulevard, celle qui fume crânement la cigarette qu’elle tient au bout des doigts, modèle Humphrey Bogart, et dont elle jette soudain le mégot sur la chaussée, d’un geste sec. La passante idéale. Mais la voilà qui disparaît brusquement, entrée des artistes au Moulin Rouge. Ô destin cruel, y’a plus ma danseuse, vite je regarde l’heure. 19 moins deux pile. Le temps qu’elle se change, qu’elle danse, qu’elle se rhabille, il sera quoi ? une heure du matin, peut être. Et c’est l’heure à laquelle je suis revenu l’attendre. Bon sang, il y avait des touristes partout, et des machos qui débarquaient en BMW décapotable de leur banlieue pour faire la bise aux videurs de la Loco et entrer gratis sans faire la queue. J’ai attendu à quelque distance, moitié aux aguets, moitié rêvant à ma passante, devenue danseuse entre temps. Plus toc baudelairien tu meurs sur le champ. Il y avait un de ces mondes sur cette place, j’y croyais pas, vu l’heure. Des bus, des voitures, des taxis, des groupes, des esseulés, des femmes, des hommes, des mixtes, et même un véhicule spécial pour récupérer les Petits Chevaux du Moulin. Bref il était deux heures et demie, à présent, le monde entier gravitait autour de la Place Blanche, sauf l’absente qui ne passait plus, et je commençais à m’ennuyer ferme. Mauvais plan Carmen. Ça m’aurait bien distrait l’œil de voir deux clowns se mettre une pilée, juste avant de rentrer dormir. Ou peut-être encore les observer se poursuivre sur le trottoir d’en face, et deviner leurs ombres projetées par les grands réverbères sur les murs de la rue Lepic, glissant vers les hauteurs du passé de Montmartre. Mais il n’en fut rien. La nuit se vida de ses passants nocturnes et s’emplit à mesure des passants du jour, les uns bâillant à la lune et les autres au soleil, et je me suis mêlé à eux sans savoir quel camp choisir. Quelle importance, après tout, puisque l’instant d’après j’avais disparu à mon tour !

Max Marcuzzi

EN ATTENDANT LE 38

Il allait être cinq heures : la nuit tombait sur le Square des Arts et Métiers. Comme tous les jours depuis quarante ans, il attendait le 38 pour rentrer chez lui rue Quincampois. Quand il était petit, il disait, comme une formule magique protectrice :"Gueu m'appelle Karl Kinkar, gu'ai kink ans, gueu demeure kinkante rue Quincampois." On avait bien essayé de le soigner chez des orthodontistes, de le rééduquer chez des orthophonistes mais ça n'avait rien changé. Il aurait peut-être suffi de le moucher ? Comment savoir ? En tous cas, Charles Chinchard attendait le 38.

Gisèle Marsillac

TROUBLE

Place Gambetta, à la terrasse du MacDo, il est assis sur une chaise de camping, penché vers la table ronde en faux marbre gris. Son regard invisible sous les lunettes noires ancré au fond de la boîte de hamburger ouverte devant lui comme un journal déplié. Sa bouche s’avance. Hésite soudain, recule, béante. Doigts crispés. Une interminable seconde, le fond de la boîte le tient en suspens devant la brèche dégoulinante du Big Mac.

André Mora